»Le Chancelier Adenauer a lui-même clairement dit qu’il faut tourner la page de ce funeste chapitre. Ce procès serait du poison.
Au contraire, c’est ce silence, le poison. Un poison de notre démocratie.«Un dialogue du film »L’Etat contre Fritz Bauer«
Parmi tous les pays d’Occident, la France reste un cas curieux : impénitente à l’égard de son passé colonial, elle maintient sans complexe ses ex-colonies d’Afrique dans un système de sujétion néocoloniale, par la servitude d’un système monétaire qu’elle contrôle et la formation des armées dites nationales mais en réalité vouées à la répression des populations dirigées par des pouvoirs dictatoriaux.
Une situation d’impénitence qui explique suffisamment la sortie de l’ancien Premier ministre François Fillon en août dernier : «Non, la France n’est pas coupable d’avoir voulu faire partager sa culture aux peuples d’Afrique, d’Asie et d’Amérique du Nord », a-t-il déclaré au sujet de l’enseignement de la colonisation. Il va carrément plus loin en demandant tout simplement la révision des manuels d’histoire. Ces derniers doivent enseigner la grandeur de la France et supprimer tout ce qui est interrogation sur le passé.
Pourquoi doit-on se poser aujourd’hui la question de la connaissance du passé colonial en Occident ? Parce qu’il y a un déficit d’histoire honnête de ce qu’a été la violence coloniale.
C’est ce déficit français qui me pousse à jeter un regard sur la situation de l’Allemagne, ex-puissance colonisatrice du Togo.
Mémoire amputée, passé occulté
Mémoire amputée. Mon père a fait des études très élémentaires. Voulant que ses enfants réalisent ses rêves ratés, il m’abreuvait d’une bibliothèque constituée de bric et de broc, surtout de livres de Sékou Touré, le héros de l’indépendance de la Guinée. Puni par le général de Charles Gaule pour avoir osé réclamer l’indépendance, traqué de partout par des complots de toute sorte commandités par la France, Sékou Touré, le communiste s’était mué en un tyran parano qui a transformé son pays en goulag pour tout citoyen suspect d’être la cinquième colonne de l’impérialisme français.
J’étais abonné à sa littérature indigeste de philosophie communiste, une philosophie même pas classe terminale jusqu’au jour où par sérendipité je tombai sur le Sud-Ouest africain sous la domination coloniale allemande. La lutte des Hereros et des Namas contre l’impérialisme allemand (1884–1915). La première de couverture était d’un blanc sale et d’une laideur assez fade comme si l’Allemagne de l’Est appauvri par le communisme ne savait pas faire de beaux livres.
»Si l’Occident fut horrifié par la barbarie nazie c’est parce qu’elle était commise à l’égard des populations blanches. Les mêmes atrocités pratiquées par les troupes coloniales sur les populations du Tiers-monde relevaient de l’ordre de la normalité.«Tony Feda
Cependant le livre écrit par l’historien est-allemand Horst Drechsler, était excellemment documenté. Il y abordait l’extermination de certaines nations, les Héreros et les Namas, de la colonie allemande appelée le Sud-Ouest Africain. La description des atrocités fut un choc pour moi. En bon Togolais, j’avais de la sympathie pour l’Allemagne- premier colonisateur du Togo qui aurait fait de mon pays une Musterkolonie- et éprouvais viscéralement une détestation de la France considérée comme son fossoyeur. La France a trempé dans l’assassinat du premier président du Togo, Sylvanus Olympio, et remplacé ce dernier par Etienne Eyadema, un soudard de l’armée coloniale, un colossal illettré.
Ma sidération ne résidait pas seulement en la contrariété de mon amour pour l’Allemagne mais venait de ce qu’écrivait Aimé Césaire à propos de la Seconde Guerre mondiale : Si l’Occident fut horrifié par la barbarie nazie c’est parce qu’elle était commise à l’égard des populations blanches. Les mêmes atrocités pratiquées par les troupes coloniales sur les populations du Tiers-monde relevaient de l’ordre de la normalité. Trois décennies avant la Second Guerre mondiale, ces crimes de masse et de guerre avaient existé en Afrique mais il y avait une omerta sur le sujet.
»Horst Drechsler faisait office d’un travail de mémoire tandis que je voyais autour de moi oubli. C’est un peu comme les noirs secrets de famille, ces scandales connus de certains mais tus pour protéger l’image d’Epinal de la famille.«Tony Feda
Horst Drechsler faisait office d’un travail de mémoire tandis que je ne voyais autour de moi que l’oubli. C’est un peu comme les noirs secrets de famille, ces scandales connus de certains mais tus pour protéger l’image d’Epinal de la famille. Alors que l’Afrique et sa diaspora s’évertuent à dénoncer l’esclavage et exiger des réparations, assourdissants sont le silence et l’oubli qui nettoient des consciences africaines la participation des Africains au plus honteux des commerces. Les grandes familles royales de la Côte des Esclaves (Le Golfe de Guinée), les familles bourgeoises de l’Afrique moderne, ne sont-elles pas les bénéficiaires de ce qu’on appelle pudiquement la traite atlantique? Quid du silence des pays musulmans d’Afrique sur la longue histoire de l’esclavage transsaharien mené pendant treize siècles par les Arabes ? On en trouve très peu les traces dans les ouvrages scolaires.
Au Togo par exemple, on enseigne encore aux enfants des Collèges les aspects positifs de l’esclavage et de la colonisation ! Il en ressort que l’Africain, surtout celui des pays francophones, n’a qu’une vague connaissance de son histoire, une conscience émoussée des enjeux.
Esclaves, le roman de l’écrivain togolais Kangni Alem retrace la folie qui s’était emparée des nations de la Côte des Esclaves, où tout le monde vendait tout le monde, où le roi d’Abomey écrivit à la reine Victoria pour se plaindre de l’abolition de la traite négrière ; le budget de son royaume étant passé dans le rouge depuis que l’Angleterre avait déclaré ce commerce hors-la loi. Le romancier rapportait surtout le malaise d’un roi d’Abomey, Adandozan qui avait «vu, tout petit, les sujets les plus humains de son royaume se transformer en gredins, en bêtes sauvages capables de parcourir des kilomètres dans la brousse pour razzier hommes et femmes dans les tribus voisines, afin de les livrer aux négriers anglais, portugais et français ou vendre leurs propres parents quand ils n’avaient pas d’esclaves à livrer» (p.55)
Mais combien en Afrique ont lu ce livre ? Quel public cela intéresse-t-il ? Le romancier en était d’ailleurs marri, il y avait une certaine vanité dans le fait d’écrire : « On écrit en vain, on n’est pas lu », dit si bien l’écrivain guinéen Willam Sassine. Alors que l’on s’entendait à ce que la bourgeoisie afro-brésilienne du Togo ou la famille royale d’Abomey au Bénin lui intentassent un procès, le roman dont la qualité littéraire est indéniable n’intéressa presque personne.
Comment réinventer la mémoire ?
Dans Le livre de Sable, Luis Borges écrit que «L’oubli et la mémoire sont également inventifs». Difficile de savoir quelle est la place de l’esclavage dans la mémoire des Africains. L’oubli s’est installé sans qu’on sache réellement ce qu’on a inventé à la place au risque de ressasser éternellement le passé. L’esclavage est encore pratiqué en Mauritanie par des populations maures arabophones sur les populations noires. Les opposants à ce système d’exploitation sont embastillés par le régime pseudo-démocratique de Nouakchott. L’Union Africaine, la plus grande institution panafricaine dont l’objectif avoué est la création des Etats-Unis d’Afrique –rien que ça!- n’a jamais dénoncé ni combattu l’esclavage en Mauritanie. Une telle impasse sur le passé, sur les mémoires, est sidérante. L’oubli des crimes de masses du passé est tel que les mêmes événements se passent en toute normalité.
»Difficile de savoir quelle est la place de l’esclavage dans la mémoire des Africains. L’oubli s’est installé sans qu’on sache réellement ce qu’on a inventé à la place au risque de ressasser éternellement le passé.«Tony Feda
Autre exemple : au milieu des années 1930, soit plus d’une décennie après la fin de la colonisation allemande, dès l’arrivée d’Hitler au pouvoir, des Togolais se sont regroupés au sein du Deutscher Togobund pour appeler au retour de l’Allemagne comme colonisateur. Des Noirs nazis en Afrique…au moment même où des ex-colonisés africains étaient parqués dans des camps de concentration en Allemagne, qui l’eût cru !? Et pourtant dans un ouvrage monumental sur le Togo, l’historien est-allemand Peter Sebald nous apprend que la colonisation allemande au Togo est basée sur un système de répression, et qu’elle a créé plus de prisons que d’écoles. Comment comprendre alors l’attitude des Togolais du Deutscher Togobund ?
Rebondissement mémoriel
C’est donc avec surprise en parcourant le journal Le Monde du 13 juillet que je tombais sur un article portant sur la probable reconnaissance du génocide des Hereros et des Namas par l’Allemagne. A l’heure où remontent chez les peuples européens les remugles de leur histoire, repli identitaire, racisme, xénophobie, islamophobie, négation du passé colonial, l’Allemagne parait, pour le moment, comme un navire paisible au milieu de la tempête. Son gouvernement annonce qu’elle fera vers la fin de l’année 2016, la reconnaissance officielle du génocide des Hereros et des Namas de Namibie. Sans faire de vagues, les négociations entre les gouvernements namibien et allemand ont vite progressé pour trouver «les termes» appropriés à un tel événement.
Cette reconnaissance ne fut pas aisée. Loin de là. Ce n’est guère par un simple acte de contrition que l’Etat allemand accepte de rouvrir cette sombre page de l’histoire coloniale. Car elle a bien tenté d’effacer de la mémoire ce premier génocide du vingtième siècle.
»Enfin, la nouvelle génération de dirigeants allemands pas du tout responsables de ces crimes ne voulait pas assumer une responsabilité alors que l’Allemagne traîne déjà le lourd passif de l’holocauste juif.«Tony Feda
Tout d’abord, dans le passé, la prétendue sociale-démocrate République de Weimar qui a pris la succession de l’empire wilhelmien a joué un coup politique. En 1926, sous la menace de publier un “White Book”- rapport détaillé des exactions commises par l’Angleterre dans ses colonies- la République de Weimar fit pression sur le gouvernement britannique pour faire disparaître le “Blue Book”, le rapport rédigé par un jeune juge irlandais sur les atrocités commises par la troupe coloniale allemande dans le Sud-Ouest Africain. Les exemplaires du fameux Blue Book furent détruits, sauf un disponible dans une bibliothèque sud-africaine.
Publié en pleine guerre froide, l’ouvrage de Horst Drechsler était passé inaperçu d’autant plus qu’il semblait faire porter le chapeau à l’Allemagne fédérale comme si Berlin-Est n’était pas comptable tout comme Bonn, la capitalce ouest-allemande de l’héritage de l’empire wilhelminien.
Enfin, la nouvelle génération de dirigeants allemands pas du tout responsables de ces crimes ne voulait pas assumer une responsabilité alors que l’Allemagne traînait déjà le lourd héritage de l’holocauste juif. D’ailleurs, l’émasculation de l’Allemagne au sortir de la Seconde guerre mondiale, sa vassalité par rapport aux puissances alliées, le sort réservé au nazisme à Nuremberg, ont milité pour une reconnaissance officielle du nazisme ? Le film « L’Etat contre Fritz Bauer » démontre assez bien que le gouvernement d’Adenauer n’a jamais voulu aller très loin dans la dénazification totale.
L’Allemagne du vingt-unième siècle ayant repris son aplomb pouvait cyniquement refuser d’assumer moralement les massacres de Namibie. Les raisons ne manquent pas. Tout d’abord, en fait de violences coloniales, l’Allemagne n’est pas le seul pays à avoir commis ce genre d’atrocités. La Belgique n’a jamais été mise en cause, peut-être pour des raisons d’ordre juridique, comme responsable du plus grand crime de masse commis pendant l’ère coloniale en Afrique. Le temps aussi, plus d’un siècle après les événements pourrait être évoqué. Mais qu’est-ce qu’un siècle dans la mémoire des hommes ?
C’est donc poussé à bout par les matraquages médiatiques des descendants des rescapés du génocide, par quelques excellentes piqûres de rappel et menaces de porter l’affaire devant les tribunaux, par des pressions de la gauche radicale allemande -Die Linke – que l’Etat fédéral, à son corps défendant, daigna ramener les dirigeants allemands à leurs responsabilités face à l’histoire.
Champ d’expérimentation
Et pour cause. Symboliquement, le génocide des Hereros et des Namas avait été le brouillon de ce que l’Allemagne nazie entreprit à l’échelle diaboliquement industrielle, contre les Juifs et les Tsiganes : semblables obsessions raciales, premières expériences à visées pseudo génétiques, camps de concentration, personnages ayant fait leurs premières armes dans la colonie et qui se retrouveront en dirigeants de premier plan dans le système hitlérien.
Exemples : le Gouverneur de la South West German Africa était Heinrich Göring, le père de Hermann Göring, bras droit d’Adolf Hitler ; et le docteur Eugen Fischer, qui eut pour assistant le Docteur Mengele, fit des expérimentations sur le corps des Hereros pendus, envoya des milliers de cranes humains à l’Hôpital de la Charité de Berlin et dans les universités allemandes. Résultat : Sur les 80 mille Hereros, seuls 15 mille survécurent à l’ordre d’extermination, le Vernichtungsbefehl de l’empereur Guillaume II, déclaré « guerre de civilisation»par le général Lothar von Trotha.
Pas de réparation
Selon la presse, la reconnaissance du génocide par le gouvernement allemand ne va pas s’accompagner de réparations financières. L’Allemagne fera uniquement des excuses officielles, et autorisera le retour des centaines de crânes de Hereros.
Pour les questions de génocide, de violations massives des droits de l’homme, d’injustice historique, les mécanismes de justice transitoire opérés sont généralement les suivantes: excuses officielles, tribunaux pénaux internationaux ou nationaux, commissions de vérité, commémorations officielles, restitution, révision de programmes d’études d’histoire scolaires, établissement de monuments et musées.
L’Allemagne a donc choisi les excuses officielles sans qu’on sache réellement si elles s’accompagneront d’établissement de monuments et de révision de programme scolaire.
La position allemande en ce qui concerne le rejet des réparations financières pourrait s’expliquer par le danger de s’engager dans des négociations qui ne pourraient que se chiffrer certainement en millions voire en milliards d’Euros. Des sommes faramineuses dont la gestion pourrait poser des questions d’ordre juridique ou des troubles comme on l’a vu par exemple dans le cas de la restitution des ossements d’indigènes d’Australie.
Mais l’Allemagne ne peut-elle pas aller au-delà ?
L’étude du fait colonial voire postcolonial importe d’analyser les ravages créés par la colonisation dans la mentalité des colonisés. Que pouvons-nous apprendre des causes, des processus et les conséquences de la violence politique massive et d’un génocide par rapport aux mécanismes de justice transitoire ?
Le cas de la Namibie est symbolique des conséquences directes de la colonisation dans le développement d’un état africain moderne, car elle reste un cas spécial en Afrique anglophone où l’on se demande si la colonisation est réellement terminée. La Namibie a accédé à l’indépendance en 1990 dans des conditions difficiles où les rapports de force étaient défavorables aux indépendantistes.
»Le cinéaste et écrivain namibien Perivi John Katjavivi rapporte dans Okayafrica comment il est encore impossible pour des Namibiens d’entrer dans des bars et restaurants européens. Et symbolique d’une situation sociale incroyable : lors de la victoire de l’Allemagne en finale de la Coupe du monde 2014, ces ex-Allemands sortent en car pour crier : «Maintenant nous sommes devenus une nation !« Tony Feda
La minorité allemande, 1% de la population, a hérité plus que 100% des privilèges accumulés pendant plus d’un siècle. Elle garde sa toute-puissance avec un gouvernement noir corrompu qui travaille plutôt à renforcer les privilèges de la minorité blanche alors que le reste du peuple végète dans une misère crasse. Des Hereros vivent encore dans des réserves arides et inhospitalières, tandis que les descendants des colons occupent leurs terres, se comportant toujours en pays conquis. Les Hereros sont ramenés sur les terres ancestrales où ils constituent une main-d’œuvre bon marché pour les descendants des colons qui en oublient qu’ils sont aujourd’hui Namibiens. Le cinéaste et écrivain namibien Perivi John Katjavivi rapporte dans Okayafrica comment il est encore impossible pour des Namibiens d’entrer dans des bars et restaurants européens. Et, symbole d’une situation sociale incroyable : lors de la victoire de l’Allemagne en finale de la Coupe du monde 2014, ces ex-Allemands sortent en car pour crier : «Maintenant nous sommes devenus une nation ! » Il y a encore des lieux de vie en Namibie détenus par des propriétaires ex-Allemands où les Noirs n’ont pas droit d’entrée. Comment ne pas ruminer le passé devant tant d’injustice ? Quelle est la place du souvenir dans la conscience des descendants des Hereros et des Namas devant une telle situation ?
Plus qu’une dette morale de l’Allemagne
Dans ces conditions créées par le passé, refuser aux Namibiens les réparations s’apparente quelque peu à une paix imposée par l’Allemagne. Comme il y a plus d’un siècle, Lothar Von Trotha pacifiait la Namibie en condamnant les Hereros à l’humiliation et à une mort certaine.
Dans « Burden of Memory », parlant justement de ces violences qui ont émaillé le passé, l’écrivain nigérian Wolé Soyinka faisait appel à un renouveau, qui au-delà de la justice et de la reconnaissance officielle, créerait un apaisement et la réconciliation entre les peuples. Les descendants de colons ne peuvent pas continuer à vivre dans l’opulence et oublier qu’ils sont héritiers de biens mal acquis. Il faudrait, dans le sens de Wole Soyinka, «trouver des réponses permettant d’atteindre les trois objectifs incontournables pour qu’un semblant de paix puisse s’installer dans ce XXIe siècle multiculturel : l’établissement de la Vérité, la Réparation et la Réconciliation».
L’Allemagne a une dette morale à l’égard de la Namibie. Elle ne peut traiter comme secondaires les conséquences du fait colonial dans la situation actuelle de la Namibie.
Photocollages: Saadia Mirza