La Rivière sans Fin

In Sinzo Aanza’s story »La rivière sans fin,« young people in search of a better life fall prey to dream vendors and leave home in search of good fortune and money. This quest, which leads them to the depths of rivers in search of diamonds and gold, takes a lifetime for some, who see in it their only chance to make a fortune. The story highlights quotidian occurrences in a Congolese town, as a child learns the truth about his uncle’s disappearance. Read the story in French.

Mon oncle avait disparu quelques jours avant les fêtes de fin d’année. C’était un jeune homme qui trainait en des lieux précis, au croisement des avenues du quartier, avec d’autres chômeurs de son âge, ou un peu plus vieux que lui, devant le ciné club du quartier qui programmait les nouveautés dans la musique congolaise entre deux films d’action hollywoodiens et doublait ses tarifs dans la soirée pour des films pornographiques qu’on appelait »Enfants-non-admis« et dont les affiches, aux femmes blanches, nues et langoureusement avachies dans un fauteuil ou contre le torse velu d’un homme, étaient un sujet de palabre aussi important que la politique, le génocide rwandais, la guerre au Congo et le terrorisme. Il trainait aussi dans un petit bar qui s’appelait Chez les trois soeurs, en face de la paroisse. On y servait du vin de banane et des liqueurs distillées au fur et à mesure que les clients s’enfonçaient dans les bouteilles en évoquant leur chômage, les salaires impayés dans la fonction publique, les possibilités de renaissance dans l’entrejambe de l’une ou l’autre des trois soeurs qui tenaient le bar, les scores des derniers matchs de football, l’indignation vaniteuse des fidèles de la paroisse qui n’osaient pas marcher sur le trottoir du bar, le taux du jour pour acquérir les devises étrangères, les désirs de migration vers l’Europe, l’Amérique et l’Afrique du Sud, la trame des films passés plus tôt au ciné club, mais aussi la naissance, le mariage ou la mort d’un voisin.

« Ils étaient déterminés à en finir avec la déchéance qui rongeait chaque jour des pans de leur dignité, de leur amour-propre et de leurs rêves. »

Pendant plusieurs jours, mon oncle ne fut signalé dans aucun de ces endroits. Avec lui, six autres jeunes gens du quartier étaient introuvables. La police décréta qu’ils avaient réellement disparu et soutint, sans vraiment convaincre mon père et sa famille, qu’elle menait des recherches pour les retrouver au plus vite. Avaient-ils été enlevés? Un soir, à table, ma mère raconta à mon père qu’un autre homme venait de disparaitre. Le mari d’une femme avec laquelle elle vendait au marché des vêtements usagés provenant des pays riches d’Occident et d’Asie. Il avait été enlevé au milieu de la nuit par des soldats qui l’accusaient de menacer l’ordre public. Cependant mon père ne voyait pas dans quelle mesure son frère aurait pu menacer l’ordre public. Il l’avait toujours trouvé paresseux, oisif et sans aucune volonté, aimant l’argent facile, l’alcool et les filles faciles. Il fut demandé à tous les membres de la famille de se préparer au deuil de cet enfant gâté qui passait ses journées entre les écrans du ciné club et les liqueurs bon marché des Trois soeurs. Mon père nous annonça qu’il fallait oublier Noël et le Nouvel An. La famille était en deuil ! Un deuil nerveux, sourdement agaçant et qui dépassa largement les fêtes de fin d’année et traversa les années suivantes de son atmosphère pernicieuse. Mon oncle devint un tabou, parce qu’il n’avait pas de tombe peut-être, parce qu’on ignorait où il était mort peut-être, quand et dans quelles circonstances il était mort peut-être, parce qu’on ne savait affirmer qu’il était réellement mort peut-être, parce qu’il n’avait rien fait de sa vie avant de mourir peut-être…

Des jours et des jours plus tard, la police apporta un document qui déclarait qu’après tout le temps passé à les chercher en vain, mon oncle et les autres jeunes du quartier étaient nécessairement morts. Tout le monde dans la famille et dans le quartier commença alors à les oublier, jusqu’à ce jour où je revins de l’école et trouvai à la maison un homme qui buvait avidement de l’eau dans un broc et manquait de perdre le contrôle de ses béquilles en bois, tant la soif, ou le besoin d’étancher sa soif, lui faisait oublier qu’il avait une jambe en moins. Mon père avait refusé de sortir le rencontrer. Ma mère se tenait devant lui, affreusement gênée, ne sachant pas si elle devait l’aider à rester debout pendant qu’il buvait et semblait oublier ses béquilles. L’homme avait la respiration laborieuse. Quand il rendit le broc à ma mère, son corps me parut si mince et si fragile, si abimé par Dieu savait quoi. Il se mit alors à parler d’une voix essoufflée et sur le point de s’éteindre. Il avait vécu ces dernières années avec mon oncle, et, contrairement à ce dernier, il n’avait pas longtemps cru en ce qui les avait conduit là-bas au loin. Il raconta le jour de leur départ, c’était un jour qu’ils avaient tous nerveusement attendu. Pendant qu’ils buvaient du vin de banane et des liqueurs fraichement distillées par les Trois soeurs, un homme qui s’appelait Bokoli avait annoncé qu’il partait faire fortune dans la brousse, que les villes avaient été conçues à l’époque coloniale comme des espaces de pouvoir et qu’il valait mieux, encore aujourd’hui, s’en éloigner si l’on avait pas un soupçon de pouvoir. Il leur avait parlé des rivières du Nord lesquelles venaient du ciel et coulaient depuis les nuages, il avait pris son souffle avant de l’affirmer, et l’homme qui avait bu dans notre broc avait avalé sa salive en se disant qu’il était prêt, qu’il plongerait son corps et son âme dans les eaux de ces rivières du Nord afin d’en sortir toutes les promesses. Les jours qui suivirent, Bokoli revint souvent leur raconter l’histoire de ces rivières qui coulaient avec de l’or et des diamants depuis la nuit des temps, depuis la lumière du ciel, depuis le sommet enfumé du mont Ruwenzori. Il leur parla de leurs eaux lourdes et scintillantes, de la forêt que leurs flots illuminaient des reflets du soleil. Il leur parla des esprits qui veillaient sur elles afin d’en éloigner la cupidité des hommes. Il leur parla des sacrifices pour se concilier ces esprits. Beaucoup se mirent à hésiter, il leur parla alors des hommes qui étaient revenus de plusieurs mois, parfois quelques années à fouiller dans le sable de ces rivières du Nord et de la richesse insolente qu’ils avaient amassée. Ceux qui avaient hésité s’excitèrent à nouveau, ils étaient oisifs, dans un chômage sans issue, ils étaient jeunes et abimaient leur jeunesse dans les liqueurs des Trois soeurs. Ils étaient déterminés à en finir avec la déchéance qui rongeait chaque jour des pans de leur dignité, de leur amour-propre et de leurs rêves. Ils décidèrent de prouver à tout le monde qui les regardait de haut dans le quartier qu’ils pouvaient eux-aussi réussir, s’acheter des maisons et des voitures, épouser des filles en grandes pompes, faire des enfants qui vont à l’école et bien des choses que font les gens qui ont réussi et qui regardent les autres de haut. Au prochain passage du camion dans le quartier, aucun n’hésita à embarquer. Ce fut le jour de leur disparition.

L’homme parti, ma mère rapporta ce qu’il nous avait raconté à mon père, mais ce dernier refusa d’y faire foi. Mon père connaissait bien son frère pour se laisser convaincre que ce dernier avait enfin accepté de travailler pour gagner sa vie, il rétorqua que l’homme qui nous avait raconté cela était un illuminé, un fou, un drogué ou un escroc qui essayait de se faire du beurre sur la douleur de notre famille. Il obtint de ma mère sa parole de ne plus jamais adresser la parole à cet homme ni à aucun autre souhaitant l’entretenir au sujet de mon oncle disparu. Quant à moi, je restai sur ma soif, une soif si vive qu’elle semblait me prendre par la nuque pour me ramener devant l’homme et son aventure avec mon oncle. Je me mis donc à le chercher. Cela dura des jours, des mois peut-être. A ma sortie d’école, j’errais dans l’espoir de le croiser au détour d’une avenue, je ne parvins ni à le retrouver, ni à obtenir des pistes les rares fois où je m’avisais de demander aux petits commerçants des bords des rues s’ils n’avaient pas vu passer ces derniers jours un homme usé par Dieu sait quoi et qui trimbalait son corps estropié sur une paire de béquilles.

« Ils décidèrent de prouver à tout le monde qui les regardait de haut dans le quartier qu’ils pouvaient eux-aussi réussir, s’acheter des maisons et des voitures, épouser des filles en grandes pompes, faire des enfants qui vont à l’école et bien des choses que font les gens qui ont réussi et qui regardent les autres de haut. »

Un jour, ma mère me chargea de lui faire réparer ses vieilles chaussures et, en approchant de l’abri du cordonnier, ce fut la voix de l’homme qui m’accueillit. Il était toujours aussi maigre, les joues creusées et le moignon de sa jambe se confondait avec un tas de semelles, de languettes taillées dans du cuir et des morceaux de pneus de voiture d’où il extrayait des fils pour rafistoler toutes les chaussures qui encombraient le petit espace dans lequel il travaillait avec Lavoisier, le cordonnier qui tenait le lieu depuis toujours, et un autre homme qui semblait très jeune parce qu’il n’avait pas un poil sur le menton. L’homme ne me reconnut pas. Aussi m’empressai-je de lui rappeler qu’il était passé boire un grand broc d’eau chez nous et avait parlé de mon oncle qui avait disparu. Comme il ne réagissait pas à mon interpellation, je lui avouai que je l’avais cherché ces derniers jours afin d’écouter la suite de son histoire. Lavoisier répondit à sa place. « Tu es trop jeune, pour entendre des histoires comme ça ». L’homme resta concentré sur la chaussure dont il recollait le talon au reste de la semelle après avoir posé plus loin les fils tirés d’un bout de pneu. Lavoisier me demanda de repasser dans trois jours avec trois millions de zaïres. Je décidai de repasser le lendemain à la sortie de classe. Lavoisier n’était pas là. Le cordonnier au visage glabre m’accueillit d’un long rire sardonique qui imprimait de fortes rides sur son visage. « Ce petit va finir par aller creuser comme son oncle », dit-il. J’entrai dans l’abri et m’installai dans un coin. Je résolus d’attendre là-bas que l’homme, toujours occupé à rabibocher des chaussures voulût bien raconter la suite de ses aventures avec mon oncle. Celui dont le menton était glabre poursuivit: « Ton oncle est resté là-bas, parce qu’il a vu de l’or, nous avons tous vu de l’or, mais dans ce genre d’histoire, il y’a toujours deux types d’hommes, ceux qui voient le peu qui arrive et sont découragés et ceux qui voient le peu qui arrive et sont stimulés, régénérés dans leur espoir que la rivière charrie davantage d’or et de diamant dans son sable. Tous les deux, on est rentrés, parce que la rivière était la même à nos yeux chaque jour qui s’est levé sur notre envie farouche de prendre à ses entrailles tout ce que nos bras pouvaient emporter. Le camion s’était arrêté quelque part sur une grand route en terre battue et nous nous étions enfoncés dans la forêt. Nous étions au milieu de nulle part. Bokoli radotait que cette forêt elle-même était parsemée de pépites que de précédents orpailleurs n’avaient pas pu ramener vers la grand route. » A ce moment-là, Lavoisier fit son irruption dans l’abri et s’étonna de m’y trouver. Il me dit que les chaussures de ma mère n’étaient pas prêtes et me répéta ce qu’il m’avait dit la veille, dans trois jours, avec trois millions de zaïres. L’homme au visage de petit garçon était revenu le même jour que l’autre, mais il n’était pas venu boire de l’eau chez nous, peut-être était-il allé annoncer dans une autre famille où quelqu’un avait disparu que les morts n’étaient pas morts, qu’ils s’échinaient à fouiller une rivière au milieu de nulle part dans l’espoir tyrannique de devenir riches. Je repassai le lendemain et ne trouvai dans l’abri que l’homme qui était venu boire de l’eau chez nous. Je m’assis comme la dernière fois et attendis qu’il me racontât l’histoire, mais nous restâmes longtemps à nous regarder furtivement dans un silence alourdi par la canicule et par l’odeur de la colle qu’il appliquait sur les chaussures, jusqu’au moment où il inclina son visage vers moi et m’ordonna avec une sollicitude chagrine : « Petit, rentre chez toi! »

Le jour d’après, je revins encore, Lavoisier, en me voyant approcher s’écria: « Petit, dans trois jours et avec trois millions! » Il fallait rebrousser chemin. Ma mère me dit que c’était le troisième jour et me remit les trois millions de zaïres que le cordonnier avait demandés. Je retournai aussitôt à l’abri. Lavoisier s’en allait précipitamment quand j’arrivai. « Toi encore? » s’exclama-t-il. Je lui montrai les trois millions et annonçai que c’était ma mère qui m’envoyait ou me renvoyait, étant donné que le troisième jour était bel et bien arrivé. Il demanda à l’homme au visage de petit garçon de vérifier les chaussures de ma mère et n’attendit pas sa réponse pour partir en trombe. « Les chaussures de ta mère ne sont pas prêtes, petit. Tu peux les attendre, si tu veux ». Je reconnus une paire d’escarpins de ma mère entre les mains de l’homme qui était venu boire de l’eau chez nous. Il y épandait de la colle, ce qui donnait à l’abri, en plus du remugle des chaussures entassées et couvertes de poussière humide, une odeur piquante, étouffante et étourdissante. « Ton oncle va bien. Il ne partira pas de la forêt avant d’avoir pris assez d’or dans la rivière. Il est comme ça, ton oncle. J’étais comme ça, moi-même, avant de perdre ma jambe ». Celui qui avait un visage de gamin éclata du même rire interminable dont il m’avait accueilli deux jours plus tôt. « On coupait des arbres pour faire des digues et des canaux en planches, c’est là-dedans qu’on voit venir la poussière d’or et des petits bouts de diamant mêlés au sable, ah, petit, quand tu vois ça, tu te dis que Dieu est un fils de catin pour avoir mis ces petites merveilles dans une telle merde! On coupait et découpait les arbres et c’est lui qui tenait la scie électrique. Subitement, il s’était mis à hurler qu’il voyait une femme nue dans la rivière et, bien entendu, personne d’autre que lui ne pouvait la voir, il était agité et criait si fort qu’il perdit le contrôle de la scie. Quelques petites secondes plus tard, c’est sa jambe qui flottait à l’endroit où il disait avoir vu la femme ». J’avalai de la salive, beaucoup de salive, je ne savais dire si cette histoire m’horrifiait, m’intimidait ou simplement me donnait envie de vomir mes tripes de honte et de confusion devant cet homme qui continuait, imperturbable, à réparer les chaussures de ma mère. « Bokoli voulait savoir comment était la femme. Souriante? Triste? Agacée? En colère? Lui avait-elle dit quelque chose? Lui avait-elle demandé de la suivre au fond des eaux? Bokoli insista, mais lui, eh bien, il ne s’en souvenait pas, il lui avait simplement semblé que la femme était belle, aussi belle que les femmes qui s’étendaient lascivement sur des canapés et écartaient leurs jambes dans les magazines pour adultes que nous avions emmenés là-bas en prévision de l’absence des femmes dans la forêt et de notre solitude mortifiante, loin des femmes que nous laissions dans la ville et dans les programmes ”Enfants-non-admis” du ciné du quartier. Bokoli décréta qu’il devait rentrer en ville, parce qu’il n’avait pas été foutu d’écouter Mami Wata. Il nous révéla que cette femme nous aurait couverts de tout l’or et de tout le diamant de la rivière et que la prochaine fois, nous devrions être attentifs, à l’écoute et prêts à nous soumettre à sa volonté divine et généreuse. Après, il décida que c’est moi qui l’aiderais à raccompagner le blessé. J’étais heureux, parce que les quelques pépites que nous avions ramassées jusque là ne promettaient pas d’enrichir un seul d’entre nous avant cent ans tout au moins, mais aussi à cause de Mami Wata qui me faisait si peur que je me pissais dessus toutes les nuits qui précédèrent notre retour. Il y a quelque chose de rassurant dans la chaleur de l’urine qui coule sur tes jambes, petit. On était vraiment au milieu de nulle part et seul Bokoli connaissait la route.» La nuit était tombés quand il finit de raconter. L’estropié me remit les chaussures et me dit avec la même bienveillance amère que la dernière fois: « Petit, rentre chez toi! »

Ce soir-là, mon père me fouetta. Il était très en colère et n’écoutait pas ma mère qui l’implorait d’arrêter, affirmant que c’était bien elle qui m’avait envoyé là-bas. Mon père frappa encore et encore, cela semblait ne devoir jamais s’arrêter et j’étais à bout de souffle, étouffé par les pleurs et par la peur. Mon père savait tout depuis le début. Il me fit promettre de ne jamais plus remettre les pieds dans cet abri, car Lavoisier était Bokoli, il s’appelait Lavoisier Bokoli et c’est lui qui embrigadait les jeunes gens du quartier dans la quête insensée de l’or. Une semaine plus tard, en revenant de l’école, je croisai un petit attroupement devant l’abri de Lavoisier Bokoli. C’étaient des clients inquiets. Les cordonniers n’étaient pas venus travailler depuis deux jours. Quelqu’un reconnut que Lavoisier Bokoli disparaissait souvent ainsi, et qu’il réapparaissait toujours au bout de quelques jours, quelques semaines, il fallait être patients, le cordonnier reviendrait.

Nouvelle précédemment publiée dans Or, catalogue d’exposition du MUCEM, Ed. Hazan, Paris, 2018